Le solutionnisme et la décroissance
9 juin 2023Après l’intervention de Serge Latouche sur le travail à Belle-île le 26 Mai 2023, il nous a été donné d’entendre la critique « qu’il ne proposerait pas de solution ».
Sans nous étendre sur le côté puéril, caché dans cette attente de solutions venues du « père-prédicateur », nous allons expliquer les raisons pour lesquelles cette antienne est contreproductive. Cette vision « solutionniste » part pourtant d’une volonté positive de bien faire à partir de solutions ici et maintenant, et nous ne nous y opposons pas, mais de là à en faire un argument contre la décroissance exposée par Serge Latouche nous ne sommes pas d’accord.
Mais tout d’abord nous ferons quelques rappels relatifs au militantisme, et à notre monde.
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Les gens se sentent plus concernés par ce qui les touche directement :
Il semblerait que les gens se sentent plus concernés par ce qui les touche directement que par les menaces théoriques.
Exemple : les habitants d’archipels ou d’îles en train d’être submergées se sentent plus concernés par le changement climatique que les habitants sur un continent. Le problème c’est que si l’on attend le moment où le réchauffement dépassera 2°C pour réagir, ou l’énième accident nucléaire ou tout simplement la guerre atomique, il risque d’être trop tard.
Néanmoins il existe des sensibilités différentes selon les gens. Il n’est pas étonnant de voir plus d’artistes parmi les opposants au système eu égard à leur sensibilité à la dégradation du monde plus exacerbée. Mais ils ne constituent qu’une minorité. En conclusion il existe déjà une minorité de la population sensible à la dégradation du monde sans que l’on ne soit encore entré en catastrophe, comment aller au-delà sans passer par la case « effondrement » avec ses irréversibilités ?
2) le point de bascule et le « kairos » :
C’est ici qu’il devient intéressant de se référer à la notion de « point de bascule » qui peut aussi s’appliquer aux sociétés. « L’expression « point de bascule » fut d’abord utilisée dans les années 1970 pour décrire la ruée des Blancs vers les banlieues, dans le nord-est des États- Unis. Lorsque le nombre d’Afro-Américains d’un quartier atteignait un certain (niveau) – disons 20% –, la plupart des Blancs quittaient le quartier immédiatement. La communauté, observèrent les sociologues, basculait. Le point de bascule est un seuil, un point d’ébullition, le moment où une masse critique est atteinte. » Cette observation « pourrait signifier que le basculement vers des politiques et des pratiques beaucoup plus écologiques n’exige pas que toute la population soit au préalable convaincue de sa nécessité, mais seulement 10 à 15%, proportion qui correspond à un « tipping point » vers la généralisation d’un nouveau paradigme. »
L’enjeu devient alors de se préparer à ce bon moment de rupture, le « kairos »*, mais la préparation est importante et elle est autant théorique que pratique. Elle ne consiste pas à proposer des solutions mais à affûter ses critiques, sa capacité d’argumentation. Le moment venu, ce sera au peuple à décider, pas à une minorité. Quant aux « solutions », il en existe suffisamment dans le cadre du système que l’on combat, où elles sont la plupart du temps ou récupérées sous forme de « niches » marketing (c’est le cas de la bio ou des AMAP) ou bien n’égratignent pas le monde qu’elles sont censées combattre. Cependant, nous reconnaissons -paradoxalement- que le fait qu’elles existent contribue certainement à l’avènement du « point de bascule », mais c’est insuffisant, l’activité théorique critique permet d’éviter la récupération totale qui elle, empêcherait la rupture culturelle.
Nous avons vu au point 1) qu’il existerait une minorité de la population sensible à la dégradation du monde, soit elle est encore insuffisante pour créer une masse critique, soit elle est bien là, mais il manque encore quelque chose pour déclencher le Kairos et la « déflagration sociale », celle qui permettrait la rupture culturelle. En effet, l’avenir de la planète ne dépend pas des seules vertus, des convaincus ou actifs. Il existe des rapports de force (politiques), des blocages (psychologiques), des verrouillages (socio-techniques) et des illusions (philosophiques), et il existe surtout un imaginaire productiviste largement partagé qu’un prosélytisme vert ne peut lever par la seule force de l’exemple et du zèle.
Tout ce que nous avons écrit « semble remettre en question les démarches de simplicité volontaire et de sobriété heureuse. Ce n’est pas le cas.(…) Ainsi, nous faisons l’hypothèse que la sobriété heureuse ou la simplicité volontaire sont utiles à partir du moment où elles deviennent des socles pour une action qui mène bien au-delà de leurs cercles. Contre-productives en tant que conseils aux autres, elles sont un puissant moteur en tant qu’exigences pour soi. Exigences philosophiques, spirituelles, qui impliquent des engagements collectifs, politiques et sociaux. »
3) Les limitations à l’action :
Tout cela nous amène à examiner plus précisément quelques verrouillages à l’action, qu’on peut réduire à quatre.
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Le verrouillage socio- technique : Selon les choix du passé, certaines techniques vont empêcher une évolution ultérieure pourtant plus rationnelle. C’est par ex le cas du clavier AZERTY (et son équivalent anglo-saxon) mis au point pour homogénéiser les frappes et maintenant inutile avec les nouveaux claviers électroniques, et pourtant on continue de l’utiliser. C’est aussi le cas de l’automobile et de son monde, sa centralité conditionne tout, comme la mobilité pour aller au travail, etc :
II. Le lobbying : par ex au niveau du Parlement européen on identifie à environ 30 000 les personnes qui y sont impliquées. Ils produisent de la fausse science ou bien du doute et retardent ou empêchent l’adoption de lois pour interdire des produits dangereux.
III. L’imaginaire croissanciste largement partagé :
a) la publicité : L’ensemble des spots, réclames, panneaux, messages subliminaux, sans cesse martelés, créent une culture commune dont on ne peut s’extraire qu’en se coupant du monde. Implicitement ils sont une ode à la croissance à la consommation et à la production industrielle ; et nous font croire que notre modèle socio-économique n’est pas le produit d’une histoire et de rapports sociaux, mais une sorte d’évidence naturelle.
A la publicité on pourrait ajouter le crédit et l’obsolescence programmée.
Mais aussi la réussite du système qui fait taxer de « bobo » ou « d’intello » toutes tentatives de penser contre celui-ci.
b) l’imaginaire du Progrès techno-scientifique et l’hégémonie culturelle du néolibéralisme.
Le Progrès est une notion éminemment culturelle et née avec la société industrielle en Europe. L’idée que demain sera mieux est une idée incongrue dans les autres civilisations. Par contre demain risque de devenir invivable si l’on continue avec notre système industriel et capitaliste.
c) L’idée qu’une rupture culturelle = effondrement apocalyptique
Il existe certainement une idée bien reçue que toute rupture culturelle ne pourrait déboucher que sur une effondrement, un basculement dans la barbarie. Or, on ne le sait pas et rien n’est écrit d’avance, même si toutes les ruptures culturelles importantes se sont produites dans la douleur, il n’est pas écrit que nous déboucherions automatiquement dans la barbarie.
IV. L’addiction aux certitudes, le refus de penser, la montée de l’insignifiance :
Crainte d’être déstabilisé dans son être par des idées nouvelles ou dérangeantes, repli sur soi, délégation de la gestion de la cité aux experts dans le cadre d’une démocratie oligarchique.
4) Une seule solution pourtant : L’adieu aux solutions, pour un agir en chemin :
Et pourtant malgré toutes ces limites l’histoire ne s’arrête pas, elle continue avec ou contre notre volonté.
I. Qu’on le veuille ou non l’époque change, le dérèglement climatique même s’il est encore nié, ou dénié existe bien et pèse consciemment ou inconsciemment. Et donc les gens sont aussi changés par l’époque.
II. Les ruptures culturelles se sont toujours faites dans la douleur, par des luttes, des rapports de forces : ce fut le cas lors de l’adoption de l’agriculture entre moins 16 000 et moins 11 000 avant JC, de l’imposition de la chrétienté et de l’islam, de la démocratie parlementaire et oligarchique moderne :
Ces trois exemples, parmi d’autres, illustrent qu’aucun changement massif n’a jamais eu lieu soudainement et, pourrait-on dire, tranquillement. Les processus de changement sont longs, dépendent des contingences historiques et, souvent, ils sont conflictuels. Ils ne se sont jamais produits par une sorte de consensus des volontés.
III. Comme le disait Margaret Mead (1901-1978) : “Ne doutez jamais qu’un petit groupe de personnes conscientes et engagées peuvent changer le monde. En fait, c’est toujours ainsi que le monde a changé,” le rôle des petits groupes est donc déterminant.
IV. Pour toutes ces raisons, au lieu du : il faut être positif, des solutions existent, il faut savoir où l’on va.
Préférons le : le catastrophisme éclairé, être conscient qu’aucune solution n’existe, et ne revendiquer aucune certitude.
>Le « catastrophisme éclairé » :
Le concept de « catastrophisme éclairé » a été développé par JP Dupuy, il faut considérer les catastrophes à venir comme inéluctables, précisément pour pouvoir les éviter. Car « même lorsqu’ils sont informés, les peuples ne croient pas ce qu’ils savent».
> Aucune solution n’existe : « impossible de remettre le pétrole sous terre, de revenir au climat de 1900 et de rétablir la biodiversité perdue. Du moins à l’échelle temporelle humaine, en quelques dizaines ou centaines d’années. On ne peut donc pas “solutionner” l’anthropocène comme on remplace une chambre à air percée. Comment agir, alors ? Eh bien, sans solution, sans voir le bout du chemin. El camino se hace caminando, le chemin se fait en cheminant, disait un révolutionnaire célèbre. Selon Miguel Benasayag toujours, la vieille illusion qu’il serait nécessaire de parvenir à un consensus des volontés pour changer les choses doit être abandonnée. Le pluralisme des représentations, la diversité des situations de l’action est au contraire une garantie de la vitalité du processus de changement. ».
V. l’activité théorique :
L’activité théorique critique est sans doute au moins aussi essentielle que, et certainement complémentaire de la capacité à faire des choses concrètes et locales de ses mains : cultiver, rénover, réparer, construire, recycler, échanger. Bref, il faut autant se battre pour pouvoir être autonome par rapport à la production de nos normes juridiques et valeurs (Cornelius Castoriadis) que par rapport aux techniques (Ivan Illich).
* Habituellement, le «kairos» désigne le bon moment, d’instant T ou d’opportunité à saisir