Le numérique est-il écologique?

5 novembre 2023 Par Isabelle OndesinfoBelleile

A Belle-Ile comme ailleurs, en particulier avec l’installation de la 5G sur tous les pylônes de téléphonie de l’île et l’objectif d’éradiquer des zones blanches, le numérique ne cesse d’étendre son emprise dans tous les aspects de notre vie : télétravail, télémédecine, école numérique, rapports sociaux et amoureux… Un des arguments qui a favorisé la généralisation de cette technologie était de nous la présenter comme « écologique », argument accompagné du vocabulaire approprié : « dématérialisation », « cloud », « virtuel », … une technologie qui serait déconnectée des contingences de la matière.

Le texte ci-dessous reprend les principaux arguments présentés par le Collectif Ondes-Info Belle-Ile lors du Café Citoyen du 7 octobre dernier à La Godaille, Belle-Ile-en Mer, intitulé « Ecologie et Numérique ».

Définitions

Je m’appuierai sur la définition du terme « écologie » (« oikos » : maison, habitat et « logos » : discours) tel qu’il apparaît en 1866, défini par le biologiste allemand Ernst Haeckel : «Science des relations des organismes avec le monde environnant », c’est-à-dire au sens large «la science des conditions d’existence». Il s’agit d’une recherche de connaissances, de la compréhension des interactions des êtres vivants entre eux et avec leur milieu (biotope) avec pour conséquence logique que les notions d’équilibre et d’harmonie sont nécessaires au maintien des écosystèmes (systèmes écologiques et non économiques selon un glissement de sens désormais prédominant dans tous les media), et donc au maintien de la vie.

Le numérique peut se définir comme « ce qui est représenté par des nombres » puis par extension a décrit la gestion des données par l’informatique et enfin regroupe au sens large les NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication) : la téléphonie mobile, le micro-ordinateur, les logiciels, les modems, Internet, et les outils permettant la surveillance et le contrôle …

Si aucun rapport n’a permis de conclure que l’utilisation du numérique en remplacement du papier ou des transports présentait un bilan carbone favorable, ou que le numérique couplé aux énergies « renouvelables » nous permettrait une transition « écologique » préservant nos conditions d’existence sur terre, en revanche il ne fait aucun doute que les effets du numérique sur l’ensemble de sa filière occasionne des destructions écologiques exponentielles et pour la plupart irréversibles.

Quelques chiffres

Si on devait réduire la question écologique aux émissions de GES, il faut savoir que le numérique représente aujourd’hui environ 4% des émissions, comme l’aviation civile, et que certaines prévisions à 10 ans donnent 8% des émission mondiales, soit tout le transport terrestre. Il est envoyé dans le monde 10 milliards de courriels par heure, soit en GES, l’équivalent de 4000 allers-retours Paris-New-York.

Le numérique consomme entre 10 à 15% de l’électricité mondiale et certaines prévisions à dix ans donnent 50% de la consommation d’électricité, l’équivalent de 4400 réacteurs nucléaires ou 440 000 éoliennes industrielles ! Cette hausse sera due en partie à l’augmentation exponentielle des objets connectés (des dizaines de milliards en 2050), des connections généralisées avec l’éradication des zones blanches, la montée de « l’intelligence » artificielle et l’exploitation des données induites dans les « data centers » (250 sites en France et 5 000 dans le monde) qui nécessitent d’être alimentées en électricité et refroidies en permanence. Le nouveau centre de données de La Courneuve sur 7 hectares de terrain consommera la quantité d’électricité de 60 000 foyers français.

Principales causes de destruction écologique

Les principaux dommages environnementaux et sociaux de l’ensemble de la filière numérique proviennent des phases de fabrication (la fabrication d’un composant électronique comporte 180 étapes) et de transport (un smartphone fait plusieurs fois le tour de la terre avant d’être commercialisé…). Il est fabriqué 1,5 milliards de smartphone par an (chacun comportant environ 70 métaux différents), 150 millions de tablettes et 70 millions d’ordinateurs portables (800 kilos de matière pour un ordinateur de 2 kilos).

. Extractivisme

Si une seule question devait motiver notre réflexion c’est celle de l’extraction des métaux nécessaire à tous les outils et infrastructures du numérique, mais également utilisés pour les transports électrisés et les énergies « renouvelables ».

« On s’apprête à extraire de la croûte terrestre en une génération plus de métaux que pendant toute l’histoire de l’humanité »

Les métaux étant imbriqués dans la roche à des concentrations très faibles (2% pour le cuivre, 0,5 à 2% pour le cobalt), il est nécessaire d’excaver une quantité considérable de matière (pour 1 gramme d’or il faut une tonne de roche) et de procéder à la séparation des éléments avant raffinage. Quand on extrait de l’or, par exemple, on extrait également du baryum, du mercure, du plomb, de l’arsenic, qui seront écartés. Des éléments toxiques sous toutes leurs formes, qui ne se dégradent pas seront ainsi rejetés dans l’environnement. L’extraction de l’or se fait cyanuration, procédé qui mobilise des quantités considérables de produits toxiques.

Tout processus d’extraction requiert des quantités considérables d’eau et d’énergie. Une mine d’or moyenne représente une consommation d’eau équivalente à celle de 80 000 habitants français et d’électricité équivalente à celle de 31 000 foyers. Il y a 400 mines d’or en exploitation dans le monde.

« l’industrie minérale est le premier producteur de déchets liquides, solides et gazeux, tous secteurs industriels confondus »

Sous la pression de la demande (transports électriques, énergies « renouvelables », réseaux de cables, centres de données, composants électroniques …), les filons se font de plus en plus rares et les concentrations de plus en plus faibles, augmentant d’autant le nombre de territoires impactés. L’exploitation du fond des océans par raclage à la recherche de nodules métalliques constitue l’un des derniers scandales écologiques aux conséquences catastrophiques pour les espèces des grands fonds dont la diversité est encore méconnue et qui y vivent depuis des millions d’année. Sans parler de l’absurdité énergétique qu’implique la recherche de métaux rares dans les astéroides…

« On s’attend à ce que les impacts de la mine soit supérieurs en GES à ce qu’on cherche à éviter par l’électrification »

Il n’y a pas de mine propre, verte, écologique. L’extraction des métaux provoque des dégâts environnementaux et sociétaux partout dans le monde. On peut citer l’exemple du « Triangle du Lithium » (lithium utilisé dans les batteries des smartphones par exemple), ou « salares», déserts de sel. Cette zone se situe entre Bolivie, Chili et Argentine à plus de 4000m d’altitude dans la Cordilleres des Andes. De part l’utilisation intensive de l’eau dans ces mines, on assiste à une désertification qui prive peu à peu de moyens de subsistance traditionnelle les 6 500 autochtones qui vivent sur leurs terres communautaires.

En terme de tragédie humaine, on se doit d’évoquer le cas des mines de cobalt en République Démocratique du Congo où 15 000 enfants sont employés pour un salaire de misère et au péril de leur santé. L’extraction du cobalt provoque une pollution irréversible des rivières par les métaux lourds. Les poissons disparaissent, les eaux qui servent à l’alimentation, l’irrigation, la toilette sont polluées à tout jamais.

. Fabrication

Prenons l’exemple des « smartphones ». La majorité est fabriquée en Chine, en Inde ou au Mexique. Les Iphones de Apple sont ainsi assemblés à Schenzen en Chine dans une usine détenue par la compagne taïwanaise Foxconn. Cette usine, cyniquement dénommée « campus » regroupe 450 000 employés qui y travaillent et y vivent. Les cadences y sont infernales (jusqu’à 1 700 unités passent entre les mains d’un seul employé en une journée), pour des journées de travail de 12h et un salaire d’environ 500 euros par mois. La réponse de Foxconn à une vague de suicide dans les années 2010 a été de munir les fenêtres du « campus » de filets anti-défenestration. Quelques bonus ont également été accordés.

Plus près de chez nous, à Grenoble, on peut citer l’aberration écologique que constitue la fabrication de puces électroniques par la société ST Microelectronics. Cette usine est alimentée par d’énormes tuyaux de la régie des eaux de la métropole de Grenoble, et a consommé en 2021 4,23 millions de mètres cubes d’eau potable, soit autant que 100 000 habitants en une année. Le gouvernement vient de promettre une subvention d’environ 3 milliards d’euros d’argent public à ST Microelectronics pour un nouveau projet de production de puces « haute performance ».

. Déchets

Il est quasiment impossible de recycler des téléphones ou des micro composants électronique vu l’imbrication des métaux qui les composent. Chaque année on compte environ 50 millions de tonnes de déchets électriques et électroniques qui finissent en majorité dans des décharges à ciel ouvert. 25% de ces déchets proviennent du numérique. Chaque année 40 000 tonnes de déchets sont déversées dans la décharge de Agbogbloshie, une banlieue d’Accra, la capitale du Ghana, reconnu comme un des endroits les plus pollués du monde, avec des taux de plomb et de mercure particulièrement élevés.

Conclusion

Internet (héritier du système Arpanet de l’armée américaine) a également été largement inspiré d’un imaginaire « New Age » au sein des communautés californiennes des années 1960 – 1970 qui considérait cet Etat comme un lieu de transformation spirituelle et scientifique : le rêve de réseaux démocratiques donnant un accès illimité aux connaissances de l’humanité fait partie de cet imaginaire. Il n’y a aucun hasard à ce que la Silicon Valley se soit développée près de San Francisco.

Aujourd’hui, bien loin de ces rêves de partage universel et démocratique, nous nous trouvons dépendants d’un système numérique détenu par une minorité d’entreprises qui le contrôle quasiment sans limites. La Californie est aujourd’hui le siège des GAFAM (Google, Amazon, Facebook ou Meta, Apple et Microsoft) qui représentaient en 2021 un chiffre d’affaires de 1 211 milliards de dollars, soit le troisième PIB mondial.

Au vu des dégâts écologiques (humains, sociétaux, environnementaux) provoqués par ce système, quels qu’en soient les usages, qui se perpétue au nom de l’innovation et qui n’existe que grâce à un rapport de prédation et de destruction, il est urgent de se poser la question des « besoins » réels auxquels le numérique est supposé répondre. De réfléchir à cette fuite en avant technologique et de se reposer de toute urgence la question d’une approche sensible (et sensée) de notre rapport au monde.

Le débat s’est poursuivi le mardi 28 novembre à 18h, Salle Bleue, Mairie de Palais, avec Nicolas, ancien informaticien et co-auteur de « Contre l’alternumérisme » pour « Imaginer un monde sans numérique ».