Le chaos du Diesel

13 décembre 2022 Par Yannick Moulinier

En janvier 2022 sur ce blog, j’évoquais l’illusion d’une électrification globale de nos besoins en énergie s’appuyant sur les énergies dites renouvelables, alors que l’électricité ne représente aujourd’hui qu’à peine entre 20 et 25 % de l’énergie finale consommée en France. Cette transition énergétique voulue par l’Europe ne tient pas compte du caractère dispersif de l’éolien ou du solaire sachant que leur utilisation pour générer de l’électricité n’est pas thermodynamiquement la manière la plus efficace d’utiliser ces énergies. Cette transition va dans le sens d’un extractivisme forcené avec l’intensification des exploitations minières : lithium, cobalt, nickel, terres rares, etc., sans oublier le cuivre dont les gisements sont de moins en moins concentrés. Elle fait aussi l’impasse sur l’utilisation des énergies fossiles pour un tel développement de l’industrie minière, ainsi que sur les ressources limitées en eau pour le traitement des minerais.
Lors du débat du 5 novembre dernier à Quiberon, sur le projet de champ d’éoliennes au large de Belle-Île et Groix, des défenseurs du nucléaire n’ont pas hésité à soutenir le quoi qu’il en coûte d’un redémarrage de grands chantiers de type EPR, voire de mini réacteurs (SMR) dispersés un peu partout, oubliant que les ressources en uranium sont limitées, qu’elles proviennent de pays pas forcément très amis, etc., sans parler des questions de sûreté à court, moyen ou long terme. Certes, comme nous le verrons plus loin, le nucléaire est désormais classé comme « énergie verte » par la Commission européenne avec en plus une remise en cause fondamentale des conditions du débat public.
Mais, dans ce post, je vais revenir sur ce qui devrait nous préoccuper en cette fin d’année avec un tableau succinct de la situation de chaos et de désarroi sur la scène internationale, qui découle principalement des problèmes engendrés par la Grande Pénurie, ou le pic de toute chose. Il ne fait aucun doute que l’événement qui a le plus marqué jusqu’à présent cette année est l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Je ne vais pas entrer dans l’analyse des causes ni de l’évolution de cette guerre, mais en évoquer quelques conséquences matérielles, au-delà des souffrances humaines. Même s’il est indéniable que cette guerre complique la situation, notamment pour l’approvisionnement en énergie de l’Europe et en céréales de vastes régions du globe, beaucoup de ces problèmes ont commencé quelques mois avant 2022. Il est donc important de se replacer dans un contexte plus large et de montrer que les problèmes viennent de loin.

Pénurie de combustibles

Fin 2021, la production mondiale de diesel avait chuté de près de 15% par rapport aux sommets de 2015. Cette baisse a beaucoup à voir avec les problèmes des transports en général et de l’extraction minière en particulier, aggravant la pénurie de matériaux à laquelle nous sommes toujours soumis.
Cette pénurie de diesel est provoquée par le changement de la part des différents hydrocarbures liquides que nous appelons pétrole et par le fort désinvestissement dans tout le secteur. Depuis 2015, la seule catégorie de pétrole dont la production croît est le pétrole léger dit de schiste extrait par la technique de la fracturation. Le raffinage de ce pétrole génère une plus grande proportion d’essence et de naphtas*et une plus faible de diesel et de kérosène. Ce problème pourrait être compensé par l’introduction de mélanges appropriés de pétrole et par des adaptations dans les raffineries, mais les investissements dans ces dernières diminuent. En effet, les compagnies pétrolières n’ont pas seulement désinvesti dans l’exploration et le développement de nouveaux gisements (- 40 % depuis les sommets de 2014).
Elles n’investissent pas non plus dans les raffineries dans certains pays depuis des décennies. Même aux États-Unis, il y a un problème de pénurie de carburant. Et ce problème est très répandu en ce moment : Royaume-Uni, Hongrie, pays d’Asie du Sud dont l’Inde et le Pakistan, la plupart des pays d’Afrique et d’Amérique du Sud. Certains de ces pays sont des producteurs de pétrole mais sont toujours confrontés à une pénurie de combustibles, en partie à cause de la baisse de la production de pétrole depuis le sommet de novembre 2018, en partie à cause du désinvestissement dans les raffineries. Cette crise, qui touche surtout le diesel, a des effets en cascade sur les autres combustibles, en particulier sur le kérosène.

Face à ce problème de pénurie de carburant si répandu à travers le monde, il est frappant de constater l’énorme cécité des Européens, et ce en dépit des avertissements de l’Agence internationale de l’énergie. Cette situation tendue est aggravée par le quasi arrêt des importations de diesel provenant de Russie, ce qui va créer un fort déficit tant pour les transports que pour l’agriculture. En effet, le Vieux Continent est dépendant de la Russie pour son approvisionnement en pétrole brut (environ 25%*), et encore plus pour le diesel (plus de 50 % en 2021, loin devant le Moyen-Orient).
Notons que la publicité autour de la voiture électrique et les mesures incitant à l’abandon du diesel sont loin d’être réellement motivées par des soucis écologiques ou de santé publique, mais bien au déséquilibre entre l’offre et la demande de ce carburant, déséquilibre préexistant à la guerre en Ukraine…

Pénurie alimentaire :

La pénurie d’énergie en général, et de diesel en particulier, conduit à une pénurie alimentaire, en intégrant aussi les problèmes d’approvisionnement en gaz (la Russie étant le premier fournisseur de gaz naturel de l’UE pour plus de 48 % cf. ici, ici et ici*) avec la coupure des gazoducs Nordstream 1 et 2. Or le manque de gaz naturel menace gravement la production d’engrais azotés provenant de l’industrie chimique allemande. A cela, il faut ajouter les risques sur les engrais potassiques produits par le Bélarus, allié de la Russie. Pour info complémentaire, la crise des engrais azotés a été amorcée avant la guerre en Ukraine*.
De nombreux pays prennent des mesures protectionnistes parce qu’ils ne sont pas sûrs de pouvoir nourrir leur propre population : la Russie a cessé d’exporter des céréales en mars, et les exportations de l’Ukraine, suspendues pendant plusieurs mois, n’ont repris que récemment par un accord obtenu grâce aux bons offices de la Turquie avec toujours l’épée de Damoclès d’un nouveau durcissement de la Russie. Le Kazakhstan et l’Inde ont également interdit les exportations de blé. Tout cela en une année où la forte sécheresse dans de nombreuses régions agricoles de la planète anticipe de mauvaises récoltes généralisées. Tout cela dans un contexte où, déjà en octobre 2021, la FAO a averti que nous allions vers une crise alimentaire mondiale sans précédent, avec des indices de prix à des sommets historiques*.
La Banque mondiale parle de « catastrophe humanitaire » touchant jusqu’à 40 % de la population mondiale à court terme. En Europe on le remarque déjà avec une forte inflation des denrées alimentaires. Dans d’autres pays il y aura des famines et des émeutes qui ont déjà commencé. Pour s’en convaincre voir la dépendance de l’Afrique en matière de blé provenant de Russie et d’Ukraine*.
Au milieu de ce chaos la désorientation de nos dirigeants est affligeante :
Aux États-Unis, l’administration Biden menace d’utiliser une loi de guerre pour obliger les compagnies pétrolières à extraire plus de carburant des raffineries, bien que cela soit ardu chimiquement et thermodynamiquement. Si cela échoue, la dernière carte probable est d’interdire les exportations de produits pétroliers en dehors des États-Unis, avec des conséquences à l’échelle mondiale.
En Europe, la désorientation est encore plus forte : dès février, la Commission européenne a déclaré le nucléaire et le gaz comme « énergies vertes » (confirmé par le Parlement européen en novembre) et prévoit l’intensification de l’électrification. Le récent paquet REpowerEU* prévoit de financer le prolongement de la durée de vie des centrales existantes et surtout permet de simplifier les procédures pour les grands projets énergétiques classés comme « verts » et relevant d’un intérêt public « supérieur » : fermes éoliennes, grands champs photovoltaïques, centrales nucléaires de tout type, centrales de production d’hydrogène, méthaniseurs, etc.. Trois décennies de législation européenne en matière de lutte contre le changement climatique aboutissent ainsi à une remise en cause fondamentale du droit à l’environnement, notamment ici en France, en matière de respect des règles de consultation publique, avec l’ excuse de la guerre en Ukraine.
Car, ne soyons pas dupes, la transition énergétique n’a jamais été basée sur une préoccupation pour le climat et l’environnement : le contexte est de maintenir le système économique actuel en utilisant les sources d’énergie nécessaires ; et si les énergies renouvelables peinent à sauvegarder le système, alors le nucléaire est bon, et pourquoi pas le charbon sauf que celui-ci provient à plus de 45 % de Russie. La Commission européenne tente malgré tout de donner un élan désespéré aux énergies renouvelables en utilisant notamment les fonds NextGenerationEU pour sauver le capitalisme dans le cadre de la croissance verte, même si cela risque d’être vain, surtout quand on sait que la mise en œuvre des énergies renouvelables utilisées pour l’électrification dépend en majeure partie de l’intensification de l’industrie minière pour des matériaux aux ressources limitées, comme déjà évoqué dans mon post de janvier 2022.
Attention aux semaines à venir, car bientôt on risque de parler de rationnement. Il sera intéressant de voir comment c’est compatible ou censé l’être avec le marché dit libre. Un tel rationnement n’a rien à voir avec une sobriété libre et choisie et, encore moins, avec une décroissance démocratiquement décidée, indispensables pour tenter d’échapper à ce chaos ou tout au moins d’en atténuer les effets.

Et Belle-Île dans tout ce chaos ?

Et bien, on va lui coller un champ d’éoliennes bien visible au large, dont elle ne profitera même pas de la production. Que ce projet soit reporté plus loin au large ne change guère à l’affaire, à savoir que ce projet imposé par le haut n’a rien de citoyen, et ne participe en rien à la sobriété énergétique.
Le diesel vaut déjà environ 2,40 € le litre, et encore il bénéficie pour quelques semaines d’une petite remise par l’État, et l’essence avoisine les 2,20 € le litre… A revoir en février 2023, après l’arrêt des importations de diesel et autres produits pétroliers en provenance directe de Russie.
Les avions continueront à voler à basse altitude pour satisfaire les caprices de quelques hommes d’affaires ou touristes fortunés…
Et on va lui coller quelques antennes 5 G supplémentaires, y compris dans les clochers des églises comme à Bangor, ou à Loqueltas, en attendant d’autres endroits : il faut bien surveiller les citoyens et les conduire vers les objets connectés et ce, dès la prime enfance, avec des écrans fabriqués en Chine ou ailleurs dans le Tiers Monde. Et puis à quoi bon culpabiliser si des enfants d’Asie ou d’Afrique se chargent de « trier » les déchets électroniques dans des décharges gigantesques au nom de la prétendue économie circulaire (+ de 53 millions de tonnes de téléphones, ordinateurs, téléviseurs, caméras et autres gadgets ont été mis au rebut en 2021*).
Et surtout ne pas oublier la bagnole électrique, le lithium on ira le chercher en Allier, ou mieux en Amérique du Sud (Chili, Argentine, Bolivie) car les salaires et les normes environnementales y sont bien plus bas.
Certes, quelques rayons de supermarchés peuvent apparaître un peu vides en ce moment, mais ce n’est pas grave et de toute manière Belle-Île est aussi efficace en autonomie alimentaire que bien des grandes villes, n’est-ce-pas ? Et puis certains matériaux tardent à venir, c’est normal il y a de véritables océans à traverser depuis la Chine et la traversée depuis Quiberon allonge le trajet.
Mais bon, « nous sommes des privilégiés » : phrase souvent entendue dans les marchés et ailleurs, alors que la pendule continue inlassablement de faire tic-tac-tic-tac avec ou sans QR code.

Auteur : Yannick Moulinier, association des Amis de la Décroissance Belle-Île en Mer